Le prix du sang
La bataille de Thesos racontée par un militaire matis.
Seconde partie¶
Le choc fut monstrueux. Les soldats des deux camps entrèrent au corps à corps avec une violence inouïe. Propulsé en arrière, je m’écrasai avec fracas dans la sciure.
Autour de moi les premiers combattants tombaient déjà. Certains disparaissaient, comme aspirés par le sol, je voyais alors la résurrection par les puissances pour la première fois.
À ma gauche gisait un Matis mort, le corps broyé et le visage défiguré, tel un cri de douleur à la vue de tous. Il n’avait visiblement pas eu la chance d’être ressuscité. Pourquoi Jena ne le ramenait-elle pas ? Pourquoi un autre et pas lui ? Sur quels critères se faisait le choix ? La régularité de nos prières, le nombre de nos confessions ? Ou tout était-il déjà écrit… ?
La rage m'envahit soudainement. Je me relevai rapidement, agrippant ma pique comme jamais. Je n’allai pas mourir aujourd’hui, j’allai venger mes frères, je massacrerai ces païens...
Tel un homin pris de démence, je me jetai dans la mêlée, l’arme pointée en avant. Ma pique transperçait les armures de mes ennemis les unes après les autres tandis que je parais les coups qui m'étaient destinés. Je n'étais plus maître de moi : la haine me contrôlait entièrement.
Le combat dura de très longues minutes, chacun des camps semblant prendre l'avantage sur l'autre, mais seulement pour un court instant. C'est alors que soudain, venant briser la routine de la bataille, un Matis hurla :
« Regardez !! Thesos brûle !! »
Tous les regards se portèrent vers l’ouest. Nous pouvions distinguer, à travers la fumée, la gigantesque tour de garde rongée par les flammes. Un frisson de bonheur traversa tout mon corps. Le Karin Stevano avait accompli sa mission,Thesos brûlait ! Autour de moi, les cris de gloire matis s'élevaient en l'honneur de Jena, comme si la victoire était à portée de main.
Mais ma joie fut de courte durée, laissant place à une horrible sensation de douleur : la lame d’une épée venait de transpercer mon torse. Pétrifié par la souffrance, je tombai à genoux en crachant du sang. Devant moi, un guerrier équipé d'une armure noire me fixait. Il posa son pied sur mon buste, retira son épée d’un geste brusque et poursuivit le combat...
Couché sur le ventre, j’essayai désespérément de ramper dans la sciure malgré la douleur, comme pour fuir la tâche rouge qui s'élargissait autour de moi.Mais c'était trop tard, mes forces m'abandonnaient... Un bourdonnement grandissant envahit ma tête, chaque respiration devint de plus en plus difficile. Malgré tous mes efforts pour rester lucide, mon esprit commençait à s'éloigner, mes prières envers Jena perdaient leur substance... Et pour finir, ma vue lâcha.
C’était la première fois que je mourais…
Le retour fut tout aussi douloureux que le départ. Je repris mes esprits près du vortex de Thesos, un mal de crâne puissant tambourinant mes tempes. Instinctivement, je posai ma main sur mon torse à l'endroit ou l’épée m’avait transpercé quelques minutes plus tôt. Plus aucune trace de blessure n'était visible...
Quelle joie, Jena m’avait ramené ! J'aurais pu connaître une mort définitive sur le champ de bataille, mais le destin en avait décidé autrement.
Faisant fi de ma vision brouillée et de mon ouïe défaillante, je me levai tant bien que mal, m’appuyant sur la paroi. Mes sens reprirent peu à peu le dessus. Autour de moi, nombre de mes compagnons d'infortune sortaient eux aussi de cet état léthargique.
Je ramassai une hache qui traînait sur le sol, prêt à retourner sur le champ de bataille malgré mon horrible migraine. C'est alors que j'aperçus le Karin en personne. Il nous faisait face, à nous autres soldats matis, demandant notre attention, les bras levés. Lorsque nous fûmes tous prêts à l'écouter, il prit la parole.
« Sujets, soldats ! Les adorateurs du démon ont commis le pire des sacrilèges : ils ont capturé notre Karan ! Il est certain qu'à présent ils ne rêvent que d'une chose : nous anéantir tous jusqu'au dernier et fouler de leurs pieds barbares le sol béni de notre capitale. Mais nous ne les laisserons pas faire ! Jamais ! Montrons à tous la fierté et le courage des Matis ! Notre devoir est de protéger la Source Cachée jusqu'à notre dernier souffle ! Pour mon père, pour Jena, en route !! »
Ces paroles résonnèrent dans ma tête comme un coup de massue. Le Karan captif ? Impossible, inimaginable… Nous avions pourtant réussi à faire brûler Thesos ! Nous étions si proche de la victoire…
« Ils approchent, ne perdons pas de temps ! », cria un soldat.
Les Fyros chargeaient en effet... Malgré le choc, je passai rapidement le vortex avec les autres guerriers, me téléportant ainsi des kilomètres plus loin jusqu'aux Sommets Verdoyants. Sur place, l’atmosphère était beaucoup plus agréable : pas de chaleur suffocante, pas d’odeur de brûlé, seulement une brise légère accompagnée du doux parfum des fleurs du désert matis.
Le Karin Stevano rassembla prestement ses troupes un peu plus loin sous une tour de défense pour prendre à nouveau la parole.
« Soldats ! Nous allons tout faire pour empêcher les barbares d’aller plus loin sur nos terres. Ne faiblissez pas, je n’accepterai aucun échec ! »
Les premiers Fyros commençaient déjà à sortir du vortex. Il n’y avait plus de temps à perdre. Je grimpai dans la tour hâtivement, ramassai une mitrailleuse lourde et la plaçai sur un créneau.
Nous devions venger la capture du Karan et la mort de nos frères d'armes, nous devions protéger nos terres. Je chargeais mon arme et me mis en position de tir. Je n'hésitai pas à l'actionner dès que le premier Fyros fût à portée de feu. L’arme vibrait entre mes mains dans un vacarme assourdissant. Les barbares tombaient comme des feuilles, leurs corps déchiquetés par les balles des Matis.
La situation devint toutefois vite incontrôlable, les Fyros continuaient à arriver et les soldats matis commençaient à plier sous le nombre. Les sapeurs fyros s'attaquèrent alors aux fondations de la tour, qui se mit à tanguer dangereusement.
Je me précipitai vers l’escalier, essayant à tout prix de sortir de ce piège. Mais le sol se déroba sous mes pieds. La chute était inévitable. Je traversai les étages, emportant des poutres dans ma chute. Mon corps se brisa à l'impact du sol. Totalement paralysé par la douleur et les blessures, je regardais comme un simple spectateur la scène qui se déroulait autour de moi : des païens achevaient froidement les blessés restés sur le sol tandis que les autres tiraient dans le dos de ceux qui essayaient de fuir. Certains éclataient de rire, le visage dénaturé par la folie et la haine.
La tour finit par s’écrouler entièrement, les poutres de bois s’écrasant tout autour de mon corps mutilé. Je n’avais plus aucune chance, j’allais mourir pour de bon. Au-dessus de moi, un énorme bloc de bois se rapprochait inéluctablement et étrangement, je le voyais arriver comme au ralenti. Ma vie défilait devant mes yeux. Mon enfance, mon homine, mes enfants, mes erreurs, mes regrets… Le bloc se rapprochait, je fermai les yeux, attendant la mort.
Ma seconde renaissance fut accompagnée de maux de têtes plus violents que la première. Un Matis m’attrapa par le col de l’armure et me secoua tout en criant. Je le voyais à peine, lui qui semblait s'époumonner en silence. Comme la première fois, mes sens reprirent le dessus quelques minutes plus tard.
« Tout va bien ! Arrête de crier, tout va bien ! Jena t’a ramené à la vie, nous sommes au Tertre de la Dissidence. »
Pris de nausées, je me laissai tomber à genoux.
Le matis continua comme si de rien n’était :
« Inutile de te presser, nous avons de toute façon perdu cette bataille… Les Fyros contrôlent entièrement la Source Cachée. C’est par chance qu’ils ont décidé de ne pas aller plus loin »
M’essuyant la bouche avec le bras je bégayai quelques mots :
« Et …et pour notre Karan ? »
L’homin me regarda d’un air triste.
« Nous n’en savons pas plus pour le moment. Le Karin Stevano va bien. Il nous a dit de rentrer à Yrkanis. Ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un pacte de téléportation sont déjà sur la route…»
Tout était donc fini, nous avions perdu. L’Empire fyros avait complètement balayé notre armée, notre défaite était totale.
J’avais eu la chance de survivre, Jena m’avait ramené deux fois à la vie. Mais pourquoi, pourquoi moi ? Je me sentais presque coupable, beaucoup de mes frères étaient morts aujourd’hui… Alors que moi, je vivais. Jamais je n’aurais espéré avoir cette chance. Louée soit-elle, louée soit notre déesse. J’allais revoir ma famille, je n’étais pas mort !
Ce terrible jour allait être gravé à jamais dans la mémoire des Matis. Il affichait le commencement d’une ère très sombre. Notre Karan s’était fait capturé, les Fyros avaient envahi une partie de nos terres, nous avions payé le prix du sang.
Extrait du journal de Vito Bendi, un militaire matis
Comments